Fenêtre sur l'Inde

Découvrir, rêver, comprendre

Signification des sculptures érotiques de Khajuraro

Quelques remarques sur la notion d’érotisme et sur l’art érotique en Inde

Il est difficile de comprendre pleinement les sculptures qui ont fait la réputation de Khajuraho sans revenir sur les notions d’érotisme et d’art érotique qui, loin d’être universelles, sont modelées par le contexte culturel dans lequel elles sont employées.
L’érotisme en Inde :

La place de l’érotisme est fondamentalement différente en Inde de celle qu’on lui accorde en Occident, car le corps lui-même est perçu différemment. En Inde le corps n’est pas coupable d’une faute originelle que l’ensemble de l’humanité se devrait d’expier. Il n’y a pas cette opposition entre le corps “impur” et l’âme “immaculée”, où le corps est un tombeau pour l’âme (« soma sêma« ), dans la continuité de la pensée platonicienne, reprise à la période médiévale.
La sensualité et la sexualité ne sont donc pas exclues de la sphère religieuse. Plus encore, les textes sacrés au fondement de l’hindouisme, le Veda, soulignent leur importance dans la bonne marche du monde, tant dans les récits cosmogoniques que dans la conduite du rituel. Pour la pensée védique, le monde est un gigantesque mécanisme dont le maintien est assuré par le rituel ; or seul l’homme marié peut sacrifier. De plus, parmi les devoirs de l’homme, la procréation, et surtout celle d’un fils, est impérative, assurant la continuité du système. Par la naissance d’un fils, l’homme paie sa dette au monde et aux ancêtres de sa lignée, car c’est ce fils qui assurera le culte funéraire pour lui ainsi que pour les ancêtres. Cet impératif de la procréation explique en partie la formalisation postérieure dans l’hindouisme du désir (kâma) parmi les quatre buts de l’homme (purushârtha) tels que les hommes doivent les pratiquer :

  • Dharma (“vertu”)
  • Kâma (“désir”)
  • Artha (“richesse”)
  • Moksha (“libération”)

Ces buts de l’homme se succèdent plus ou moins dans le cours de l’existence de l’homme, le dharma faisant l’objet de l’étude des jeunes gens, tandis que kâma gouverne l’âge adulte ; suivi par la quête de l’artha. Enfin, lorsque l’homme vieillissant a accompli ses devoirs de père de famille, il peut se retirer progressivement du monde pour rechercher moksha, la délivrance du cycle des renaissances qui l’enchaîne à ce monde.
L’érotisme dans ses aspects les plus directs est bien présent dans les textes religieux “orthodoxes”. Parmi les récits les plus étoffés, et illustrés abondamment par les artistes, la Gîta-Govinda, récit des amours de Krishna, rédigé au XIIe siècle par Jayadeva, ou le Bhâgavata Purâna (peut-être du Xe siècle), décrivent une sensualité qui verse volontiers dans l’érotisme, mettant en scène les amours plus ou moins éphémères et légitimes de Krishna, l’avatar le plus important d’un dieu de premier plan dans l’hindouisme, Vishnu.

Même la référence à laquelle on pense lorsque l’on aborde les grands groupes érotiques de Khajuraho, les Kâma-Sutra, est bien autre chose qu’un livre licencieux. Rédigé aux environs du IVe siècle ap. J.-C. par Vâtsyayâna, cet ouvrage complet ne se contente pas d’énumérer des positions et divers moyens destinés à accroître le désir et le plaisir, mais traite, notamment, des différents buts de l’homme, des arts et sciences à étudier, du choix d’une épouse. Les Kâma-Sutra font partie de ces ouvrages techniques, dont la fonction dépasse de loin la seule excitation du plaisir charnel, mais répond à des impératifs multiples. La sexualité décrite par les Kâma-Sutra, bien que décomplexée par certains aspects (conseils pour favoriser des relations extra-conjugales par exemple), est bel et bien une pratique sociale qui est clairement exposée dans son contexte.
Le rapport à la sexualité et l’érotisme ont connu une évolution notable dans l’hindouisme avec l’apparition du tantrisme (qui a également touché le bouddhisme). Le tantrisme est un mouvement qui apparaît dès les IVe-VIe siècles à partir de l’Inde de l’Ouest, en rupture par certains aspects avec la pensée védique et le brahmanisme qui est son descendant direct. Le terme “tantrisme” est dérivé de “tantra” (littéralement en sanscrit “la trame” [d’une étoffe]), et désigne notamment la continuité de la méthode ou de la doctrine de chacune des écoles. Les traités dont nous disposons ont été rédigés tardivement, la transmission du savoir, secret, se faisant oralement). Ces traités tardifs, comme le Kûlarnavatantra, donnent le descriptif des rituels.

Ce terme de “tantrisme” est une appellation moderne employée a posteriori pour désigner des mouvements très différents, touchant autant l’hindouisme que le bouddhisme. Ces mouvements développent des doctrines reposant notamment sur l’identification du macrocosme au microcosme, et utilisent des techniques de yoga pour permettre l’union de l’âme individuelle à l’âme universelle. On constate globalement dans le tantrisme une valorisation du féminin et du culte des déesse, tant dans le tantrisme hindou que dans le tantrisme bouddhique. Enfin, le tantrisme, du moins dans certains de ses mouvements, accorde à la sexualité un rôle sensiblement différent de celui qui lui est dévolu dans l’hindouisme “traditionnel”. Une des formes du tantrisme, que l’on qualifie fréquemment de tantrisme “de la main gauche” (Vamâcharâ, par opposition à Dakshanâcharâ, le tantrisme “de la main droite”), vise à utiliser le désir sexuel comme instrument de libération de l’âme, sans que l’union sexuelle ne joue un tel rôle dans l’ensemble des mouvements tantriques.
Même dans les mouvements qui impliquent de véritables relations sexuelles dans le cadre de leurs rituels, de tels actes sont encadrés par une dimension rituelle. Les fidèles n’accèdent à ces rituels qu’à l’occasion d’une initiation, et l’ensemble revêt un caractère ésotérique et secret (on n’acquiert le savoir que de la bouche d’un maître et il ne doit pas être révélé).
Les rituels tantriques reposent pour une part sur les “Cinq M” (Pancha-makara), cinq éléments dont le nom commence par la lettre “m” et dont l’usage dans un contexte rituel doit permettre aux initiés d’approcher la délivrance (moksha). Outre le vin, la viande, le poisson et les céréales grillées, on trouve parmi les Pancha-makara le maithuna, la relation sexuelle, réelle ou symbolique. Les pratiquants ne se contentent alors pas de mimer l’étreinte des grands dieux, mais deviennent, incarnent les dieux.

 

Kali piétinant le corps de Shiva – peinture de poster

L’imaginaire occidental tend à se figurer ces rituels comme des moments de débauche où les participants, autorisés à consommer de l’alcool dans ce cadre, perdent le contrôle d’eux-mêmes sous l’empire de leurs sens. Les traités tantriques parvenus jusqu’à nous démentent cette image et décrivent des pratiques où la maîtrise entière de son corps est requise. Ainsi par exemple, dans le Kulavarna-tantra, la description du “Vajrolî-mudrâ”, le « sceau du pénis dans la matrice » implique la rétention du sperme et sa réaspiration à l’intérieur du pénis.
La contemplation esthétique est reconnue par certaines formes de tantrisme comme une manière d’accéder à l’extase. Cette notion rejoint celle, plus ancienne et indépendante du tantrisme, des râsa, littéralement la “saveur” que l’on peut éprouver lors de l’écoute d’une composition musicale ou bien lorsque l’on regarde une peinture ou une sculpture. Or parmi les râsa, traditionnellement au nombre de huit, on compte la saveur “sensuelle” appelée Shringara.

L’art érotique en Inde :

On adoptera ici une vision générale de l’art érotique, des représentations sensuelles des « beautés divines » (Sura-sundari) jusqu’aux scènes explicites de sexualité, en passant par la représentation de couples, divins ou humains.
L’art de l’Inde ancienne, comme celui de bien d’autres aires culturelles, repose largement sur la reproduction de canons pré-établis. L’architecture de pierre reprend par de nombreux aspects celle, éphémère, de bois et de terre crue. Dans le domaine de l’iconographie, des modèles d’ornementation perdureront de l’Antiquité à nos jours. Ainsi, la représentation des “beautés divines” (sura sundari) et des mithuna (terme qui signifie “paire” en sanskrit et désigne le motif du couple d’amoureux) a traversé les siècles avec une certaines continuité de représentation. Ainsi par exemple, la « belle au miroir » est devenue un véritable poncif du genre.

Sura-sundari – temple Vishvanath – Khajuraho

 

Mithuna – temple Chitragupta – Khajuraho

Conservatisme formel mis à part, la continuité de ces motifs tient également au fait que la représentation de l’amour et de la sensualité revêt un caractère de bon augure. Ces compositions ont en effet une valeur protectrice du temple sur lequel elles sont sculptées. Michel Angot, dans son analyse de l’art érotique hindou, pousse son analyse plus loin : selon son cheminement, les scènes érotiques seraient une incitation pour le dieu, mais aussi pour les fidèles : incitation du dieu à créer (alors qu’il est attiré par le yoga), incitation des hommes à procréer (engendrer un fils, ce qui est perçu dans l’Inde védique comme une forme de sacrifice, de paiement d’une dette) alors qu’ils peuvent se faire séduire par les mouvements renonçants prônant le yoga, qui invite à sortir du cycle des renaissances et à ne plus renaître (or les relations sexuelles sont considérées comme un obstacle sur le chemin de la délivrance).

Deux angles d’approche des grands groupes érotiques de Khajuraho :

On ne peut pas interpréter de la même manière les grands groupes sculptés sur les murs des temples et les petites frises érotiques disposées sur les soubassements. De même que dans les marges des manuscrits médiévaux, les artistes se permettaient parfois des représentations plus libres tant dans le propos que dans la manière (grotesques fruit d’une imagination débridée), de même les parties secondaires des temples montrent une relative liberté des artistes qui s’offrent un peu de fantaisie dans un travail qui consistait le reste du temps à reproduire les formes considérées comme parfaites de la tradition. Il n’est ainsi pas étonnant de trouver des représentations zoophiles dans les médaillons du décor d’un soubassement, thème impensable sur les larges et nobles surfaces des murs du temple.

Temple Lakshmana, Khajuraho – frise érotique

Les grands groupes érotiques de Khajuraho, tant par leur iconographie que par leur disposition, présentent des spécificités qui justifient qu’on les isole et que l’on tente d’en dégager leur signification spécifique. La première spécificité est évidemment la taille de ces groupes, qui n’ont rien à envier aux figurations des divinités principales du panthéon hindou. Le soin apporté à la réalisation de ces grands groupes et aussi équivalent à celui accordé aux images les plus prestigieuses du panthéon hindou.
Ces grands groupes ne sont pas disposés à n’importe quel endroit du temple, mais apparaissent, sur les deux temples les plus prestigieux de Khajuraho, le Kandariya Mahadeva et le Lakshmana, à la jonction entre la cella et le mandapa.

Temple Lakshmana – schéma de la disposition des grands groupes érotiques

a) Les sculptures des grands groupes érotiques peuvent être perçues comme une illustration des rituels tantriques

Les rituels tantriques sont pratiqués à cette époque, et notamment dans les environs de Khajuraho, comme en témoigne le temple des Soixante-quatre (Chausath) Yogini, toujours visible sur le site de Khajuraho.
Un couple engagé dans un congrès sexuel, accompagné par des aidants qui sont plus ou moins actifs. Ce qui explique les positions parfois “acrobatiques” voire improbables du couple. Le couple est identifié lors des rituels tantriques au dieu et à sa shakti (énergie personnifiée).
C’est valable pour les scènes de groupes.

Groupe érotique – temple Kandariya Mahadeva – Khajuraho

b) Les grands groupes érotiques pourraient être des “jeux de mots” inscrits dans la pierre

Cet angle d’approche peut surprendre à première vue, mais la civilisation indienne fut une grande praticienne des termes d’interprétation multiple dont les sens se combinent pour permettre une meilleure compréhension des réalités qu’ils recouvrent. Ces “jeux de mots” se trouvent dans des ouvrages très sérieux où la nature du monde, des dieux, est éclairée par les multiples significations que l’on peut trouver aux termes ou aux noms qui les désignent. Les homophones, ayant la même consonance qu’un dieu ou une notion philosophique, sont ainsi mis à contribution pour éclairer la compréhension du sujet étudié. Ainsi, le quasi-homophone du grand dieu Shiva, “shava”, qui signifie “cadavre”, a fait l’objet de développements soigneux, destinés à expliciter et justifier la position passive de Shiva vis-à-vis de la déesse Kâli, active (comme on peut le voir encore sur certaines images populaires).
A l’époque médiévale, la mode du “shlesha” se développe. Ce terme, qui signifie “embrassement”, désigne un jeu de mots, un double-sens, qu’on trouve utilisé dans la poésie médiévale. Cette mode, connue probablement de la cour Chandella, protectrice des lettres, est tellement répandue qu’il n’est pas surprenant qu’elle dépasse le domaine de l’écrit pour toucher également les arts plastiques. Ainsi, cet angle d’approche pourrait nous permettre de comprendre davantage la représentation de ces grands groupes érotiques sur certains temples de Khajuraho, en particulier le Kandariya Mahadeva et le Lakshmana.
Il faut savoir que les sculpteurs des temples de Khajuraho travaillaient sous la direction d’un maître d’oeuvre dont le travail était lui-même dirigé par de savants brahmanes, au fait des grandes notions en matière de théologie, de grammaire ou d’astronomie. Quelle interprétation peut-on donner des grands reliefs érotiques visibles à la jonction entre la cella et le mandapa ?

Première interprétation possible :
Ces représentations visent à mettre en image le passage architectural entre la cella et le mandapa, et au niveau abstrait, entre le transcendant et l’immanent ? Le thème de la manifestation du dieu, de son passage d’une entité abstraite qui n’agit pas dans le monde à un dieu actif dans le monde est très important par ailleurs dans l’iconographie des temples de Khajuraho. Sur un plan un peu plus abstrait, cette interprétation peut suggérer que ces représentation d’union sexuelle représentent celle, cosmique, de aspect passif et de l’aspect actif du monde, du Purusha (personne) et de la Prakriti (la nature).

Deuxième interprétation possible :
L’’union sexuelle est, dès la pensée védique, considérée comme un sacrifice (sa dimension d’émission de semence et de procréation notamment), mais elle est aussi un yoga (avec sa dimension de retrait du monde et de rétention des énergies, dont la semence). La représentation des grands groupes érotiques pourrait suggérer la réconciliation de ces deux courants de pensée qui traversent l’hindouisme, la pensée védique conservatrice attachée à la préservation et la reproduction de la lignée (par un fils notamment), et le yoga dont le but est de sortir du monde et d’atteindre la délivrance, et qui prône l’isolement, le célibat et la continence.

Troisième interprétation possible :
L’interprétation allégorique, en lien avec la pièce allégorique, le Prabodhachandrodaya de Krishna Misra, « Le Lever de la lune de l’éveil (de la connaissance) », a été avancée par Devangana Desai (dont l’ouvrage est resté une référence dans le domaine de l’étude de l’iconographie des temples de Khajuraho) et concerne plus particulièrement l’iconographie du temple Lakshmana. Rédigé par un adepte de Shankara au XIe siècle à la cour des Chandella, le Prabodhachandrodaya repose sur un langage allégorique très développé. Il met en scène un personnage, « Etre », marié à Illusion. De leur union naît un fils, Esprit, qui aura deux épouses : Activité (Pravritti) et Renonciation (Nivritti). De chacune de ces épouses nait un fils, respectivement, Egarement et Discernement. La pièce met en scène l’opposition armée entre ces deux derniers, le camp de Discernement est soutenu par des vertus, celui d’Egarement par des vices. Une interprétation possible avancée par Devangana Desai se trouverait dans cette pièce (ou l’une de ses imitations), mettant en scène la cour d’un roi vertueux et celle d’un roi égaré. Les sculptures érotiques du temple Lakshmana font partie d’une représentation à deux registres dont le niveau supérieur est occupé par des figures princières aux postures dignes. Ces deux registres serait-ils une illustration du chemin spirituel de l’esprit à travers les deux princes de la pièce, Egarement et Discernement ?

Temple Lakshmana – Khajuraho : sculptures érotiques et couples royaux

On chercherait longtemps une interprétation unique à la présence des grands groupes érotiques sculptés sur les temples les plus remarquables de Khajuraho. Le goût civilisationnel des sens multiples, ces milieux religieux ésotériques et secrets comme le tantrisme en faveur à l’époque de la grandeur de Khajuraho, tout semble concourir à nous empêcher toute interprétation limitative de ces oeuvres remarquables du patrimoine mondial. Nous sommes donc renvoyés à la perception d’une réalité non pas monolithe mais à facettes multiples, dont l’apparence change selon l’angle dans lequel on se place. Une perception qui accepte sans gêne qu’une porte ne soit pas seulement ouverte ou fermée, mais qu’elle puisse être aussi « entr’ouverte », « à demi ouverte », ou « presque fermée ».
Au final, on pourrait presque être surpris de la gêne voire du rejet des Indiens d’aujourd’hui face à cette partie remarquable de leur héritage que représentent les sculptures érotiques de Khajuraho. Cette rupture peut s’expliquer par les changements introduits, notamment par la colonisation, dans l’hindouisme, mis en comparaison avec les religions du Livre. Dans leur souci d’assurer une respectabilité et une unité à la mosaïque de ce qu’on appelle aujourd’hui “l’hindouisme”, les grands réformateurs du XIXe et du XXe siècle ont invité sans s’en rendre compte la notion occidentale de corps coupable dans la pensée indienne. Ils ont ainsi contribué à rendre plus difficile d’accès encore la compréhension de ce grands reliefs érotiques de Khajuraho, parfaitement incompatible avec cette Inde rêvée et « respectable », Inde de renonçants continents et monistes, que les brahmanes chargés d’informer les dignitaires britanniques s’étaient donné tant de mal à façonner.

Bibliographie complémentaire sur Khajuraho :
-E. Zannas & J. Auboyer, Khajuraho, La Haye, 1960.
-D. Desai, The Religious Imagery of Khajuraho, Mumbai, 1997.
-Vâtsyâyana, Kâma-Soûtra, le bréviaire de l’amour, traduction d’A. Daniélou, Garnier Flammarion, Paris 1992.
-L. Frédéric, Khajuraho, Bordas, Paris, 1991.
-P. Rowson, Tantra, le culte indien de l’extase, Seuil, Paris, 1973.